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LES SCENCES CULTES AU CINEMA

10 février 2021

LA SCENE DE l'EPICERIE DANS LES OISEAUX D'HITCHCOCK, 1963

MAURICIO P. SÁNZ

 

 

PSYCHANALYSE FILMIQUE

L A « SÉQUENCE DE L’ÉPICERIE »

DANS

LES OISEAUX,

ALFRED HITCHCOCK, 1963.

 

Les Oiseaux 5 - plan taille épicier

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

SOMMAIRE

 

I. JOUONS UN PEU ………………………………………………………………………….. .. 1

II. LA VISITE CHEZ L’ÉPICIER : CADRAGE, PLANS, DÉCOR ………………………… ... 2

III. CONVERSATION ET SOUS-CONVERSATION :

L’ART DU CONTRE CHAMP ET DU CONTRE POINT …………………………………... …7

IV. PLAISIR SOLITAIRE ……………………………………………………………………….. 10

V. ESPACE OUVERT VS ESPACE CLOS ; VERTICALITÉ VS HORIZONTALITÉ :

LA SCÈNE DE L’ANNIVERSAIRE : UN ÉCHO CÔTIER A LA SCÈNE DE L’ÉPICERIE..14

VI. HITCH VS MITCH : HITCHCOCK EX-MACHINA ……………………………………….16

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

JOUONS UN PEU

« Je vous vois venir : vous allez encore dire que j'exagère, que je me fais plaisir mais que je surinterprète. Me faire plaisir, je ne demande pas mieux, mais quant à surinterpréter, c'est vous qui exagérez. C'est vrai, j'y vois beaucoup de choses dans cette séquence des Oiseaux Hitchcock ; mais après tout, si le metteur en scène l'a filmée de cette façon, c'est bien qu'il voulait qu'on y voit quelque chose. »

Si j'ai paraphrasé ici Daniel Arasse qui commence ainsi son essai On n'y voit rien, consacré à l'analyse de certains tableaux de la Renaissance, c’est que je me propose de procéder comme lui pour l'analyse de certaines scènes de films classiques. En effet, je suis souvent étonné du silence des critiques sur certains aspects de certains films pourtant parmi les plus célèbres. C'est un peu comme si ces films étaient tellement connus qu'on ne les regardait plus réellement et qu'on se contentait de répéter à l'infini ce qui a déjà été dit.

Par exemple, en ce qui concerne Les Oiseaux Hitchcock,on a beaucoup glosé la séquence de l'attaque de l'école, celle de l'explosion de la station service, ou encore la séquence finale avec la fuite des personnages sous l'œil menaçant des oiseaux rassemblés en masse ; on s'est aussi beaucoup extasié sur les effets spéciaux consistant à incruster, après coup, les oiseaux sur l'écran, mais il est une séquence qui, à ma connaissance, est passée totalement inaperçue : celle où l'héroïne Melanie Daniels, (Tippi Hedren), entre dans une sorte de bureau de poste – qui tient lieu aussi d'épicerie et de quincaillerie - et demande au commerçant (John Mc Govern) de lui indiquer où elle peut trouver Mitch Brenner (Rod Taylor) à qui elle veut apporter des oiseaux (des inséparables) achetés quelques jours plus tôt à San Francisco. Cette courte séquence n’a, à ma connaissance, fait l'objet d'aucun commentaire de la part des critiques les plus avisés. En tout cas, moi, je n'ai rien trouvé lors de mes recherches.. C'est la raison pour laquelle je me suis dit qu'il serait bon de combler cet « oubli » et de vous faire part de mon analyse, très personnelle j'en conviens, de cette séquence mais, analyse que je vais essayer d'étayer. Car cette séquence qui dure en tout et pour tout 3 minutes 20 secondes est, selon moi, l'une des plus drôles et des plus perverses mise en scène par le maître du suspense dans le film.

Cependant, avant de vous livrer mon analyse, je vous suggère de vous livrer à un petit jeu.

Je vous invite dans un premier temps à voir (ou revoir) le film en entier en essayant d’être le plus attentif possible à cette séquence qui se situe à 12 minutes du début du film puis, à la fin de celui-ci, je vous invite à essayer de résumer cette séquence en notant les éventuels aspects (ou détails) qui vous auraient frappés.

Dans un deuxième temps, je vous invite à vous repasser cette seule séquence en l'isolant du reste du film et à vous poser la question: « ai-je, après ce deuxième visionnage, remarqué des éléments qui m’auraient échappé lors du premier visionnage ? »

Si vous hésitez, repassez-vous la scène une troisième fois en vous posant cette fois-ci la question suivante : « est-ce qu'il n'y a pas quelque chose d'énorme qui devrait me crever les yeux ?  » Si vous ne voyez toujours pas, cela prouve que Hitchcock a réussi son coup. Mais je vous ai beaucoup aidé là.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

II

LA RENCONTRE AVEC L’ÉPICIER :  CADRAGE, PLAN, DÉCOR...

C’est très bien, vous avez fait l'effort de revoir Les Oiseaux avant de continuer la lecture de cet article ! Enfin, je n'en suis pas certain car il faut dire qu'il n'y a rien à gagner dans ce petit jeu que je vous propose.

Bon, ce n'est pas grave. Avançons ensemble dans l'analyse et essayons d'apporter des réponses aux questions que je vous posais dans le chapitre précédent.

Au premier visionnage et à la première question qui consistait à résumer la scène, vous aurez probablement donné une réponse du type : « c'est une jeune femme qui entre dans un bureau de poste pour demander l'adresse d'un homme à qui elle doit apporter des oiseaux. Le postier lui indique l'adresse de l'homme en question et comme la jeune femme veut faire une surprise à ce dernier, le postier lui indique que le seul moyen de ne pas se faire remarquer est d'arriver par la mer et non par la route. Celui-ci se propose alors de passer un coup de fil à un loueur bateau. Une fois ceci fait, la jeune femme le remercie et quitte la poste. » Bravo ! Vous venez de résumer la séquence et vous l’avez bien fait. Il n’y a rien à redire. Pourtant, si vous vous en êtes tenu.e là, on peut dire pour reprendre l’expression de Daniel Arasse que « vous n’avez rien vu ».

Vous avez perçu ce que l'on pourrait appeler le « niveau  fonctionnel » de la séquence dans la narration : vous avez perçu que cette scène sert de « transition » entre le moment où Mélanie Daniels cherche Mitch Brenner et le moment où elle le trouve. C’est donc pour vous une scène mineure entre deux scènes qui paraissent plus importantes : celle de la première rencontre entre Mélanie et Mitch et celle où Mélanie dépose discrètement la cage contenant les oiseaux dans la maison de Mitch et à l’insu de ce dernier. Il paraît normal, d’ailleurs, que de ces trois séquences que je viens d’énumérer, ce soit la première et la dernière dont vous vous souveniez car dans la première se joue une « scène de séduction » pour ne pas dire de « coup de foudre » et dans la dernière le suspense est porté à son comble : Mélanie va-t-elle réussir à déposer les oiseaux dans la maison sans se faire surprendre ?

Cependant, si vous vous êtes piqué.e au jeu, vous aurez été sensible à la dimension « sociologique » de la séquence ; dimension sociologique avec une coloration comique et même satirique de la société américaine de l'époque avec l'intrusion à la fois drôle et scandaleuse de l'archétype de la femme citadine (elle vient de San Francisco), élégante (elle porte un manteau de fourrure) aisée et distinguée (elle arrive en cabriolet de sport) dans une petite ville de pêcheurs et de « bouseux » moyens. Intrusion qui met en évidence au moins deux oppositions : une opposition de classe (« middle » et « upper  ») et d'espaces géographiques (le « rural » et « l'urbain ») ; bref de deux mondes aux valeurs diamétralement opposées. Les deux premiers plans de la séquence sont, à ce titre, tout à fait explicites.

 
Le premier, un plan dit « général », montre deux véhicules qui se croisent : le cabriolet sportif de la bourgeoise citadine et un pick-up local.

Les oppositions ville / campagne, bourgeoisie / « working class » etc sont précisées dans le deuxième plan, plus resserré, qui montre une habitante de Bodega Bay qui , à l’arrière-plan, pose le regard sur Mélanie Daniels, située au premier plan. La première sort du magasin chargée de sacs en papier marron remplis d'achats ; elle est revêtue d'un manteau de grosse toile bleu marine d'où dépasse une robe bleu plus claire et sa tête est couverte d'un foulard ; la seconde (Mélanie) sort de son cabriolet dans un élégant manteau de fourrure beige d'où rien ne dépasse si ce n'est deux jambes fines gainées de bas nylons; elle a les pieds chaussés d'escarpins dans les tons beiges et porte un petit sac à main en cuir dont la couleur est assortie à ses vêtements. Elle porte aussi un foulard mais elle l'ôte dès la descente de cabriolet, ce qui laisse apparaître chevelure blonde platine parfaitement coiffée.

 

 

L'irruption de l'héroïne provoque donc, fort logiquement, un léger trouble dans la petite ville de Bodega Bay ; trouble qui se manifeste à l'écran par le regard insistant de la femme qui sort de la poste-épicerie et par celui des deux hommes assis à la terrasse du bar qui jouxte le magasin. Néanmoins, si cet aspect « sociologique » (opposition ville / campagne) est amusant en soi, ce n'est ici qu'un « cliché » dont n’est pas dupe Hitchcock et n'a pour lui, à mon sens, qu'un intérêt anecdotique.

C’est donc là que nous devons dépasser l’aspect « fonctionnel » et «sociologique » de ce plan pour nous concentrer sur son aspect « formel ». Arrêtons-nous un peu ici sur le cadrage utilisé par Hitchcock pour filmer cette scène.

En choisissant un angle d'environ 10° par rapport au bâtiment pour placer sa caméra, le réalisateur tronque l'inscription qui se trouve sur la gauche de celui-ci : on ne lit plus que le mot "dware".  Mais, la contre-partie, c’est que cela permet de faire entrer dans le cadre une partie de la terrasse qui se trouve à droite dudit bâtiment et ainsi de montrer au spectateur les regards des deux hommes que nous venons de mentionner. Ce cadrage est donc cohérent par rapport à l’intention du réalisateur (saisir l’effet sur les « rednecks » de la présence de cette bourgeoise inconnue) mais ma remarque peut paraître anecdotique voire assez « plate ». Mais, ce sur quoi je voudrais insister – pour la suite de l’analyse de la séquence - c’est sur l’importance des éléments qui n’apparaissent pas au centre du cadre. En effet, dans Les Oiseaux, ce n'est pas ce qui est au centre du cadre ni ce qui se passe au premier plan qui importe réellement ; tout ce qui se joue d'important ou d’intéressant est souvent situé à l'arrière-plan ou à la périphérie du cadre (dans les "coins") voire hors du cadre (dans le « hors-champ »). Je vais m’en expliquer mais avant cela, attardons-nous un peu sur ce « bâtiment » où se dirige notre héroïne.

Remarquons tout d'abord que cette post-office a d'autres fonctions que celle de bureau de poste : comme nous l’avons dit, c'est aussi une quincaillerie, une épicerie, et même un magasin de vêtements et de souvenirs. Ceci est clairement affiché sur la devanture de l'édifice :  tout en haut on trouve « Us Post office », puis sur le panneau situé juste dessous « General merchandise » puis encore plus bas sur deux petits panneaux qui encadrent la porte d'entrée portant comme inscription: « Groceries » et « ...dware », ce dernier mot étant tronqué pour la raison que nous avons évoquée plus haut  mais que le spectateur américain n'aura aucun mal à compléter pour lire le mot « Hardware ». Le premier coup de génie d’Hitchcock se situe là. En effet, nous pourrions penser, comme nous l’avons dit plus haut, que ce plan sert juste de transition entre deux actions (montrer l'arrivée de l'héroïne dans la ville et son intention d'aller chercher un renseignement) et que l'héroïne va donc utiliser la fonction « Post Office » du lieu. Or, pas exactement ou pas seulement. Ce plan ne sert pas juste de transition et même si l'héroïne va bien user de la fonction « post office », c'est l'autre fonction du lieu, celle de « General merchandise » et « Groceries», que va exploiter cinématographiquement et symboliquement le réalisateur. Entrons donc avec l’héroïne dans ce bâtiment,  arrêtons-nous sur le décor intérieur de cette « boutique multifonctions » et examinons de plus près, une fois encore, le cadrage choisi par Hitchcock pour filmer la scène entre Mélanie Daniels et le commerçant. .

Ce qui frappe le spectateur, tout comme Mélanie Daniels probablement quand elle pousse la porte de la boutique, c'est la sursaturation de l'espace par les produits qui y sont exposés, ou plutôt entassés.


Là encore, on retrouve les deux niveaux de lecture déjà évoqués dans les plans précédents : leniveaufonctionnel, qui permet de faire avancer le récit ; le niveau sociologique qui permet de croquer les mœurs locales et de donner à voir au spectateur européen la société de consommation américaine ou, selon l’expression consacrée, l’American Way of Life (n’oublions pas qu’Hitchcock est Britannique, pas Américain). Mais, passé ces deux niveaux de lecture, le réalisateur nous en offre un troisième que l’on pourrait qualifier de psychologique qui permet de montrer ce qui se passe dans la tête du boutiquier, uniquement par le cadrage. Bien entendu, c'est ce troisième niveau qui est le plus intéressant car c'est celui où va s'exprimer de manière à la fois cachée et obscène le désir du boutiquier… et pas seulement le sien (mais nous y viendrons en temps voulu). Ah ? Il est donc question de désir ! Vous êtes surpris par cette dernière remarque ? Vous n'aviez rien remarqué ? Pourtant, on ne peut pas dire que Hitchcock ne nous aide pas ! En effet, dans les dix-huit plans qui constituent la séquence du dialogue entre le petit boutiquier et la femme fatale, l'obscur objet du désir du boutiquier est présent dans dix-sept plans ! Mais comme Hitchcock est taquin et joueur, il ne fait durer cette  séquence d'une rare audace et d'une exceptionnelle obscénité qu'une minute ; et comme cette séquence est divisée en une série de neuf « champs » et de huit « contre champs », il ne consacre que neuf plans à l'obscur objet du désir masculin et huit à celui de l'obscur objet du désir féminin, ce qui fait une moyenne de trois secondes par plan. Et comme deux de ces plans durent près de six secondes, c'est plutôt sur une moyenne d'une seconde et demie par plan qu'il faut compter. Difficile dans ces conditions, au premier visionnage et même au deuxième et même au troisième et même pour un œil averti de saisir les objets en question. Et comme, de plus, le cadre est saturé d'objets, on comprend que l'obscénité de cette séquence demeure invisible à la plupart des spectateurs lors du premier visionnage et même sans doute lors des visionnages suivants. Mais là, je vous ai beaucoup aidé. Alors, je pense que si vous revisionnez la séquence maintenant, vous allez trouver les objets dont je parle. Allez je vous laisse encore quelques secondes pour réfléchir et ces deux petites captures d'écran comme coup de pouce :


 III

 CONVERSATION ET SOUS-CONVERSATION : L'ART DU CONTRE CHAMP ET DU CONTRE POINT



 Alors, vous avez repéré ce qui se trouve au centre du cadre sur le premier plan où apparaît l'épicier, juste devant son visage, puis dans le coin supérieur gauche sur le second plan ? Et maintenant, regardez sur le coin supérieur droit du cadre où apparaît Mélanie Daniels. Vous avez vu ? Ça vous crève les yeux maintenant. Eh oui, dès que vous associez ce qu'Hitchcock s'est employé à dissocier (par le jeu des champs / contre-champs successifs), la coloration sexuelle de l'échange entre les deux personnages apparaît clairement. Dans les plans où le boutiquier parle, entrent dans le cadre, en haut à gauche, des saucissons ; dans ceux où Mélanie Daniels prend la parole, entrent dans le cadre, en haut à droite, des coquillages. « Quoi de plus normal ! » me direz-vous dans une épicerie-magasin-de-souvenirs située en bord de mer ? Vous allez ajouter que je projette mes propres fantasmes ! Je persiste et signe pourtant : les saucissons, faut-il le préciser, ont la forme d'un pénis, les coquillages ceux d'une bouche aux lèvres entrouvertes mais aussi ... d'une vulve.


 

 

Cela vous semble tiré par les cheveux ? Alors n'oublions pas que le "code Hays" qui sévira aux États-Unis jusqu'en 1966 (Les Oiseaux est tourné en 1962) et qui interdit "la représentation explicite de toute scène à caractère sexuel ou pouvant heurter les bonnes mœurs" a obligé de nombreux metteurs en scène à utiliser des détours. Parmi les cas les plus célèbres, on trouve l'effeuillage de Rita Hayworth dans Gilda ou bien le train qui entre dans le tunnel à la fin de La Mort aux trousses d'un certain... Hitchcock ! Le symbolisme était, dans ce dernier cas, bien visible puisque les deux héros étaient dans la voiture couchette en train de s'embrasser sur la banquette-lit. La place de cette scène en toute fin du film était aussi la garantie d'un certain impact sur le spectateur. D’ailleurs, l’allusion était tellement appuyée que même les critiques cinématographiques l’ont vue ! Dans Les Oiseaux, l'allusion passe beaucoup plus inaperçue. Le vieux Hitch a raffiné le procédé, pourrait-on dire. Et j'ai ici entrepris d'analyser comment tonton Hitch s'y est pris pour montrer (exhiber, je dirais !) tout en masquant. C’est en effet un véritable tour d’illusionniste.

 Au premier visionnage de la scène "on n'y voit rien" parce que, d'abord, la conversation fonctionnelle entre les deux personnages « masque » le désir (inconscient probablement) du vieux boutiquier pour la jeune femme, ensuite parce que le lieu ne s'y prête pas, encore parce qu’aucun spectateur n'imagine que l'attirance puisse être réciproque entre ces deux personnages et enfin, comme nous l’avons dit, il y a trop de choses dans ce magasin pour que l’œil et le cerveau puissent discriminer du premier coup les éléments porteurs d’une dimension symbolique (et, ici, d’une charge sexuelle : on entre dans une épicerie pas dans un sex-shop !). De plus, la beauté du visage de Mélanie Daniels capte toute notre attention et fait qu'on ne remarque pas tout de suite les coquillages qui se trouvent juste derrière elle. Pourtant les deux éléments (le visage et le coquillage) se font écho dans cette série de plans. Ces lèvres, qui brillent sous le rouge à lèvres et le gloss, évoquent d'autres lèvres ; des lèvres bien cachées celles-là... Bon , inutile de vous faire un dessin. Ou si, finalement ! pour les plus "aveugles" ou innocent.e.s d'entre vous, j’ai construit un petit panneau pédagogique au bas de ce paragraphe. Enfin l'échelle des plans choisie par Hitchcock pour filmer la scène dissimule cette cohabitation entre la dimension galante et la dimension sexuelle de la scène. Car quel type de cadrage a choisi le réalisateur ? Le fameux « plan américain » qui descend à mi-cuisses ? Non, bien sûr. Dans les dix-sept champs /contre-champs, il choisit le « plan taille ». Celui qui est situé juste au-dessus de la ceinture... Il coupe, précisément, au-dessus de ce qui est important dans cette scène. Mais c'est pour mieux l'exhiber. Ce que l'on ne veut pas voir, ou ce que l'on ne peut pas voir (à cause, toujours, de ce fameux code Hays) réapparaît au second plan au-dessus de la tête des personnages. On voit, littéralement, ce qu'ils "ont dans la tête". C'est le retour du refoulé mis en scène par Hitchcock et un pied de nez à la censure de l'époque. 



Ci-dessous, pour appuyer ma démonstration, je vous fais un petit comparatif entre les objets exposés dans l'épicerie et les formes auxquelles elles font écho. Ce petit tableau suffirait d'ailleurs à résumer toute la scène et tout l'article.


Maintenant, attardons-nous deux secondes sur ces saucissons suspendus au-dessus de la tête du vieil épicier. Ah oui, ils sont beaux ces saucissons ; ah oui, ils sont appétissants ces saucissons, mais Hitchcock s'emploie à nous les rendre grotesques. Eh oui...c'est que... ils pendouillent ces saucissons.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 IV

PLAISIR SOLITAIRE

Alors, oui, c'est ici que je voudrais faire une hypothèse. Un vieil homme qui badine avec une jeune femme, c'est un des ressorts traditionnels de la comédie. Et Les Oiseaux est un film qui n'est pas dénué d'humour. Mais, j'irais beaucoup plus loin. Pour ma part, je pense que le vieil Hitch s'est offert ici une « private joke » ou, si vous préférez, une minute trente de plaisir solitaire. Vous trouvez ça gonflé ? Peut-être, mais tant pis, allons plus loin dans ce sens et creusons cette hypothèse. Convoquons ici quelques éléments de la biographie du réalisateur. On sait que Tippi Hedren a fait l'objet d'un culte de la part de Hitchcock ; qu'il la désirait plus que n'importe laquelle de ses actrices et qu'il lui avait demandé « de se rendre disponible sexuellement pour lui à n'importe quel moment », qu'elle représentait son fantasme ultime et que celle-ci ayant refusé de céder à ses avances, il avait mis un terme à leur collaboration après trois films seulement et lui avait promis de « détruire sa carrière ». Ceci étant rappelé, regardons bien le personnage de l'épicier dans cette séquence. Il est incarné par John Mc Govern, âgé à l'époque de 61 ans, soit, à deux ans près, l'âge de Hitchcock. Et bien, j’avance l’idée que ce dernier en a fait son alter ego. Conscient de son impuissance (dans tous les sens du terme) à séduire et à posséder cette jeune femme dans la réalité, il a transféré dans la fiction, sur le personnage de l'épicier, son propre désir inassouvi dans une dialectique du désir et de la frustration. Dans cette scène, derrière le discours et les manières galantes de l'épicier, Hitchcock dit à Mélanie Daniels / Tippi Hedren : « regarde comme je te désire même si je suis conscient que mon saucisson n'est plus capable d'assouvir ton appétit de jeune bourgeoise en pleine force de l'âge. » L'obscénité, c'est-à-dire ce qui est montré sur la scène, est à son comble dans dans le dernier plan - extrêmement court encore - où l'épicier suit du regard la jeune femme .... en se pourléchant littéralement les babines ! On comprend alors qu'il pense : « What a babe ! What a bitchin' babe » qu'on pourrait traduire de manière vulgaire et sur le mode optimiste par : « Humm, cette pouliche, je me la taperais bien...» ou de manière plus politiquement correcte et sur le mode résigné : « Ah, sacré Mitch Br enner, c'est toi qui va te régaler. »

 Une fois la jeune femme sortie de sa boutique, il ne reste plus au vieil épicier que le parfum de cette Vénus à la fourrure mais aussi la vue des étagères de sa boutique où se tenait quelques secondes plus tôt cette créature de rêve : c'est-à-dire, les bacs à foulards, les falbalas, les boîtes de chaussures et les fameux coquillages à la forme de vulves entrouvertes sur lesquels la caméra s'attarde un très court instant avant de passer à la séquence suivante.

Ce « plan » ultra-court est même, à mon avis, la clé que donne Hitchcock au spectateur attentif pour rétro-interpréter cette séquence comme je viens de le faire. En effet, ce plan dure, exactement, quatre dixième de secondes ! On est presque dans le domaine de « l'image subliminale » ; la fameuse « 25ème image », trop rapide pour être captée par la conscience mais suffisamment longue pour être enregistrée par l'inconscient. Ici, elle est suffisamment longue pour faire l'objet d'une capture d'écran après un arrêt sur image. La première fois qu'on regarde cette séquence, on n'a rien vu de ce que je viens d'exposer, mais lors d’un deuxième visionnage attentif, on se demande bien pourquoi le réalisateur s'est attardé sur les étagères qui se trouvaient derrière l'héroïne et n'a pas opté pour un plan « cut » classique. Puis, on comprend que c'est justement dans ces quatre dixièmes de secondes que tient tout l'intérêt de la séquence. Ces quatre dixièmes de secondes permettent à la rétine et au cerveau du spectateur d'imprimer l'image de ces coquillages à la forme si suggestive ; ce qui était difficile dans les plans précédents pour les raisons que nous avons expliquées plus haut. Ces coquillages fonctionnent comme une métaphore ; ils sont à la fois un rappel de la bouche qui peu de temps avant posait des questions, mais c'est aussi le sexe tant désiré, si proche et pourtant si inaccessible de Mélanie Daniels / Tippie Hedren ; sexe inaccessible pour le vieil épicier mais surtout pour le vieil Hitchcock ; ces coquillages sont, à la manière d'un parfum, ce qui reste d’elle une fois qu'elle est partie : un objet qui, par analogie et synecdoque, la désigne ; « l'absente de tout bouquet » pour reprendre la célèbre formule de Mallarmé. Et on est bien là dans l'expression de ce que l'art sait faire de mieux. Palier l'absence, sublimer le désir impossible à assouvir. On a aussi dans ce plan l’illustration parfaite de ce que François Truffaut, écrivait sur Hitchcock dans son célèbre article « Alfred Hitchcock en 1980 » :  « Le style d’un cinéaste se reconnaît à l’insistance avec laquelle il s’attarde sur tel élément du récit plutôt que sur tel autre : on pourrait décrire ce phénomène par ce slogan : « Montre-moi ce que tu filmes un peu trop longuement et je te dirai qui tu es. »

Ce plan nous parle en réalité de l'impuissance d'un vieil homme, réduit au fétichisme, qui se sait impuissant ; mais qui, dans le même temps, se film impuissant et jouit de cette impuissance ; car même impuissant, il garde le pouvoir. Ou plutôt si le vieil homme Hitchcock est impuissant face à Tippi Heddren, le réalisateur Hitchcock garde le pouvoir sur le personnage qui l'incarne : Mélanie Daniels.

En effet, si Mélanie Daniels n'est guère sensible au saucisson qui pendouille du vieil épicier, elle en pince pour celui du beau, du prestigieux et de l'athlétique avocat Mitch Brenner. Alors là, vous m'arrêtez et vous dites : « Oh là, ça devient du délire ! Vous allez pas nous refaire le coup « du saucisson dans le cadre » dans les séquences avec Mitch Brenner ! Passé cette séquence, il n’y a plus de saucissons dans le cadre ! ». Eh bien là, je vous répondrai : « Mais si ! Et là encore vous n'avez rien vu ! ». En effet, cette scène galante, amusante, dans l'épicerie trouve son « pendant », si j'ose dire, dans une autre scène galante, centrale celle-ci : celle de l'attaque des oiseaux lors de la fête anniversaire de Cathy, la petite sœur de Mitch. Et pas sous la forme d'une farce, cette fois-ci, mais plutôt sous la forme d'une tragédie pour paraphraser, en l’inversant, la formule d’Hegel commentée par Marx.

 

 

 

 

V

ESPACE OUVERT VS ESPACE CLOS, VERTICALITÉ VS HORIZONTALITÉ :

LA SCÈNE D’ANNIVERSAIRE UN ÉCHO CÔTIER À LA SCÈNE DE L’ÉPICERIE

 Notons que dans cette séquence de l'anniversaire, deux intrigues se déploient parallèlement. Dans la première intrigue, la (très) jeune sœur de Mitch, Cathy, joue ingénument avec ses petites camarades. Détail important, la mère et l'ex-petite amie de Mitch, Lydia l’institutrice, sont présentes. Dans la seconde intrigue, Mitch Brenner, se livre à un badinage amoureux avec la femme fatale Mélanie Daniels. On remarque que ces deux intrigues parallèles se situent sur deux plans différents. La première où l'on joue les garde-chiourme, au ras du sol ; la seconde où l'on flirte, sur les hauteurs, sur la colline qui domine la baie et que les deux protagonistes gravissent avec légèreté... un verre et une bouteille de champagne à la main ! A l’une, Lydia la petite institutrice, l'horizontalité sans horizon, à l’autre, Mélanie la riche héritière, la verticalité, le panorama majestueux et la position surplombante. Entre ces deux femelles désirantes, le mâle dominant. Tout le monde semble heureux, mais derrière la fête, un petit drame se joue : l'ex-petite amie de Mitch, lorsqu'elle voit redescendre celui-ci en compagnie de Mélanie, est définitivement confortée dans l'idée que leur attirance est puissante, réciproque, qu’elle n’a plus sa place ; l’amour entre M
itch et Mélanie
est sur le point d'être consommé.


 Penchons nous maintenant, comme nous l'avons fait pour la scène précédente, sur le décor, l'échelle des plans et le cadrage. ... Regardez ce qui s'agite derrière la tête de l'ex-petite amie de Mitch lorsqu'elle voit les deux tourtereaux redescendre de la colline. Vous n'avez rien remarqué ? Et bien les revoilà nos saucissons !

 

 


Eh oui, vous aviez raison de penser que mon hypothèse était « gonflée » ! Cette fois-ci, ils se sont transformés les saucissons ; ils ont pris la forme de ballons de baudruche. C'est normal. Il ne faut pas trop éveiller l'attention de Monsieur Hays. Mais ils sont bien là, encore une fois très visibles et pourtant quasi invisibles car leur présence dans une fête d’anniversaire est « légitime » Cependant, vous noterez une différence avec les saucissons de l'épicier : cette fois-ci, ils ne sont plus pendouillants et gris ; ils sont colorés, artistement disposés (autour des trois couleurs primaires) et ils sont loin d'être immobiles ! Regardez ces longs tubes orangés, rouges ou bleus, bien gonflés, bien dressés, qui s'agitent sous le
vent !

En plus, l'avantage avec les ballons de baudruches c'est qu'on peut en mettre des cylindriques et des ronds. Et « Hitch » ne s'en prive pas !

F
aut-il faire un dessin ?

 Alors, bien sûr, elle est triste l'ex ; elle sent que son Mitch va lui échapper pour une autre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

VI.

HITCH VS MITCH : HITCHCOCK EX-MACHINA

Mais le vieux Hitch est là qui veille. Car, lui aussi il la désire sa Mélanie / Tippie. Et il va pas se laisser déposséder comme cela. Bien sûr, il aime bien qu'elle l'ait humilié quand il avait l'apparence d'un petit épicier de province ; bien sûr ça l'excite qu'un homme aussi jeune, vigoureux et séduisant comme ce jeune avocat de Mitch Brenner la désire. Lui, il peut lui plaire, lui il a les ressources physiques pour la satisfaire. D'ailleurs entre Hitch et Mitch, il n'y a qu'une lettre de différence, il y a ce que l’on appelle un rapport de paronomase. Il ne se projetterait pas un peu dans le jeune Mitch le vieux Hitch  ? J’ai tendance à le croire. En tout cas, Hitch, sur le tournage, c'est Dieu. C'est lui qui tient le scénariio, c'est lui qui a le pouvoir ; il peut empêcher les deux amants de consommer leur amour, il peut s'immiscer dans leur désir pour le contrarier quand il veut. Et il ne va pas s'en priver. Les oiseaux c'est son arme ! Comme Dieu envoie les sauterelles pour dévaster les récoltes de ceux qui ne lui ont pas obéi, Hich « cock » (le bien nommé) envoie les oiseaux pour punir les femmes qui se dérobent à son désir et les hommes qui prétendent les posséder à sa place. Aussi, dans cette scène de séduction où Mitch et Mélanie viennent de se faire des confidences et comprennent qu'ils sont vraiment amoureux l'un de l'autre et que la consommation charnelle n’est plus très loin (Mitch propose d’ailleurs à Mélanie de rester chez lui pour la soirée en lui proposant.. du roast-beef !  : « Actually, I'm trying to get you to stay for dinner. A lot of roast beef left over »), Hitch envoie une nuée d'oiseaux sur les deux tourtereaux devenus inséparables pour calmer leurs ardeurs. Et ce n’est pas que sur les tourtereaux que vont s’acharner les oiseaux : Bang ! Bang ! et vas-y que je te donne des coups de becs dans les baudruches et Bang ! Bang ! vas-y que je te fais exploser tout ça et vas-y que je te mets un terme à la fête ! Ça fait une scène d'action très visuelle et sonore, mais en réalité c'est surtout Hitch que ça soulage !


La victoire de Hitch (l’homme et le metteur en scène) sur Mélanie Daniels / Tippie Hedren est totale : aucun des nombreux mâles qui convoitent la belle Mélanie ne lui donnera jamais dans ce film ne serait-ce qu'un baiser (même pas Mitch !) Mitch Brenner, le jeune cadre dynamique, ne la possédera pas plus que le vieil épicier pervers; il n'a plus qu'à remballer son matos et Mélanie Daniels n'a plus qu'à prendre la fuite, bouche ouverte de stupéfaction, sous une tonnelle chargée de ballons de baudruches qui s'agitent comme des sexes offerts à une femme lors d'un gang bang.

 

E
t voilà comment, en quelques minutes, on passe  d'une petite
birthday party bien gentillette à une partie fine sponsorisée par D.S.K.

 Certains maris trompés ou amoureux trahis se vengent de l’infidélité de leur épouse ou maîtresse d'un coup de couteau acheté 3 euros au supermarché du coin, Hitch, lui, il fait un film à 2 000 000 de dollars pour assouvir ses frustrations. Ça a quand même plus de gueule.

 Bon, vous y voyez plus clair maintenant ?

A & L, le 05 août 2018 contact : mauriciosanz@gmail.com

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